Lituanie

Uzupis, Vilnius : une République à la sauce underground

Par Paul Morinaud / Publié le 24.10.2023

Il y a un peu plus de vingt ans, ce quartier de la capitale Vilnius s’est autoproclamé nation. En perpétuelle évolution, passant de repaire de brigands à secteur très prisé, le territoire est avant tout un QG d’artistes. Balade bohème entre découvertes atypiques et état d’esprit poétique.

Panneau d’entrée dans la République d’Uzupis ©Gentlemen Travellers

Tenzin Gyatso, le 14e dalaï-lama, y a effectué trois visites, dont la dernière en juin 2018. Trois mois après celle-ci, le pape François est venu bénir la Constitution en latin d’Uzupis. Euh… la Constitution ? Et en latin ? Effectivement, il faudrait bien une petite explication…

Uzupis est l’un des plus anciens quartiers de Vilnius, capitale de la Lituanie : on a trouvé trace de certaines de ses artères actuelles au XIVe siècle et des papiers de la première transaction immobilière en 1641. Après les moulins et les artisans, les occupations successives entament la déliquescence des lieux. La période soviétique achève de donner une réputation sinistre au faubourg. La zone est décrépite, à l’abandon, voire carrément malfamée, comme le racontait Tomas Cepaitis, local de l’étape, au site de « Libération » : « Les gens étaient effrayés de venir ici. » Une rue est même baptisée « rue de la Mort »…

À la fin des années 1990, un groupe d’habitants décide de prendre le taureau par les cornes, « surtout pour s’adresser aux délinquants ». Car sur le papier, Uzupis (« Quartier de l’autre rive ») a tout d’un petit coin de paradis. Soixante hectares isolés de l’agitation du centre, pour la plupart dans un méandre de la modeste rivière Vilnia. Avec, dans l’air, un puissant parfum de bohème ; environ 7 000 âmes dont un millier d’artistes, un jumelage avec Montmartre. De liberté. De différence.

C’est empreints de cet état d’esprit et de ce mode de vie singuliers que quelques amis rédigent la Constitution, attablés au Café Uzupis, Uzupio Kavine. Trois heures plus tard, 41 points sont « officiellement » retenus : certains très logiques (« l’Homme devrait se souvenir de son nom », « l’Homme ne peut pas partager ce qu’il ne possède pas »…), d’autres plus spirituels (« l’Homme a le droit de mourir, mais ce n’est pas un devoir », « l’Homme n’a pas le droit d’avoir des vues sur l’éternité »…) et une poignée de vraiment insolites (« le chat a le droit de ne pas aimer son maître mais doit le soutenir dans les moments difficiles »…). Le bar se mue donc en « Barlement » ; Roman Lileikis, cinéaste et musicien, devient président à vie, tandis que le susnommé Tomas Cepaitis endosse le rôle de ministre des Affaires étrangères. Le 1er avril 1998, l’indépendance est proclamée, vive la République d’Uzupis !

Un drapeau, une monnaie, une télé nationale…

La micronation ne s’arrête pas en si bon chemin : une reine est choisie chaque année, une armée d’une douzaine d’hommes est constituée (toutefois dissoute dès 1999), un Sénat et son chancelier sont élus tous les deux ans, des médailles du mérite sont décernées à des chevaliers de l’Ordre (exemple, le dalaï-lama, on y revient), des centaines d’ambassadeurs sont nommés de par le monde pour véhiculer les valeurs « uzupiennes »… Hymne, drapeau (aux couleurs adaptées à chaque saison ; une main ouverte dont la paume est percée, à l’image des citoyens qui ne « possèdent » rien), devise (« Ne triomphe pas, ne te défends pas, ne te rends pas »), monnaie (eurouz, euroUzh ou euroUzas ; mais l’euro classique a bien cours, rassurez-vous), télé nationale (Uzupis TV, cocktail de vidéos engagées, culturo-éducatives et loufoques) suivent. Le texte de lois est traduit, pour mieux rayonner à l’étranger : plusieurs dizaines de langues à l’heure actuelle, dont les versions sont exposées sur un mur de la rue Paupio. Notamment la fameuse en latin, bénie par le pape. La boucle est bouclée.

Au centre, encadré par les églises, Uzupis ©Gentlemen Travellers

Que nenni ! Le territoire, protégé de ses frontières, neuf ponts sur la rivière, réserve autant de surprises à ses visiteurs qu’il est cher à ses citoyens. Par cher, on ne croirait pas si bien dire : après les ouvriers, les voyous et les étudiants, la boboïsation a fait son chemin. Le quartier conserve certes son âme et son étiquette artistiques mais il est surtout devenu très couru. C’est cependant un autre débat et il est temps de se consacrer à ses charmes.

Balançoire du destin” et autre “machine à laver la pierre”

Ceux-ci opèrent dès le passage du pont Uzupis, la blanche cathédrale orthodoxe dans le dos. Les pictogrammes sur le panneau d’entrée dans le pays annoncent le sourire obligatoire, les œuvres d’art (en prenant Mona Lisa pour porte-étendard) omniprésentes et le danger de foncer dans l’eau avec sa voiture. On débarque tout de suite au Café Uzupis, alias (ou l’inverse) le Parlement – pardon, le Barlement. Installez-vous aussitôt sur la terrasse qui surplombe la Vilnia pour boire une mousse locale ou un « kvas » (une sorte de bière de pain fermenté). Non, ce n’est ni trop tôt dans la baguenaude ni du temps perdu car, ici, il est prohibé de se presser. Il faut prendre le pouls, observer, s’imprégner. Et après tout, il s’agit bien de l’endroit où est « née » la nation, non ? Bref, une institution à tout point de vue.

Installations artistiques au bord de la Vilnia ©Gentlemen Travellers

Il est vrai que l’atmosphère arty s’insinue déjà. Au pied du bar, avec la « balançoire du destin » au-dessus de la rivière ou la sirène perchée de l’autre côté de la rive (si vous ne lui résistez pas, la légende vous « condamne » à finir vos jours à Uzupis) ; un peu plus loin avec un piano dépenaillé au bord de l’eau ; encore quelques pas après avec la « machine à laver la pierre ». Les prémices de l’Art Incubator. Le bâtiment/la structure qui l’héberge est une œuvre en soi : un mélange de briques, d’escaliers métalliques, de « wall art », de guirlandes, de sculptures hétéroclites et d’objets pas vraiment à leur place originelle. À arpenter à l’envi en déambulant sur les ruelles grossièrement pavées.

Mais la république recèle pareillement des trésors quelque plus… conventionnels. Le long de la rue principale, l’Uzupio gatve, par exemple. Dans cette douce montée, les maisons se font plus sages, l’ambiance, plus policée. La coquette église Saint-Barthélémy du XVIIe, paroisse biélorusse, héberge l’évêque de la patrie. Et en continuant sur quelques centaines de mètres, en contrebas, le grand cimetière des Bernardins, l’un des plus anciens de Vilnius, occupe les confins du territoire sur un charmant coin de campagne. On se croirait dans une tout autre contrée, le pays a décidément bien des ressources.

Le 1er avril, on paie son visa mais la bière est gratuite

De retour au « centre », toujours sur la rue Uzupis, une placette triangulaire, le forum, l’agora. Du haut de sa colonne, l’Ange veille, tels la Tour Eiffel sur Paris, Big Ben sur Londres ou la Statue de la Liberté sur Manhattan. Sculpté en bronze par le ressortissant Romas Vilciauskas, il y observe depuis 2002 les réjouissances annuelles qui se tiennent au premier chef sous ses yeux. Le 1er avril en particulier, jour de la fête nationale. Une célébration haute en couleur et en « traditions » pour glorifier l’indépendance. Un visa est délivré dès le franchissement des ponts (après l’acquittement d’une taxe de passage), la bière est distribuée gratuitement… Sans surprise, la foule s’y presse, un peu comme si le village d’Astérix et de ses compères gaulois ouvrait ses portes et régalait de sangliers à l’œil après un tribut en sesterces.

La saltibarsciai, traditionnelle soupe froide de betterave ©Gentlemen Travellers

On mange bien, aussi, à Uzupis. D’auberges rustiques en terrasses bucoliques, de bistrots dans leur jus en adresses quasi haut de gamme. Et puis il y a l’Uzupio Picerija, très sérieusement certifiée par l’Association napolitaine de pizza, en 2018, membre n° 720. Il me suffit de repenser à la Principessa, avec sa croûte garnie de ricotta et ses trois fromages, pour avoir les papilles qui papillonnent.

En guise de dessert, une balade digestive pour parfaire mon exploration. La flânerie sera ma gâterie. Ici, une nouvelle œuvre d’art extravagante. Là, un jardinet, son potager et ses arbres fruitiers. Une arcade qui débouche sur une voie déserte. Un sentier qui s’enfonce vers l’inconnu. Le square du Tibet, avec des drapeaux de prière bouddhistes et un mandala. Celui-ci fut inauguré lors de la deuxième visite du dalaï-lama. La boucle est-elle bouclée, désormais ? Certainement pas. À l’instar de ses habitants, de ses ambassadeurs, de son gouvernement ou de son « paysage », l’inattendue et fantasque République d’Uzupis réserve son pesant de trouvailles à chaque visite.