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Transsibérien : la tentation mongole

Par Paul Morinaud / Publié le 21.10.2019

Alors que le train originel parcourt toute la Russie, de Moscou à Vladivostok, en plus de six jours, une version de quatre jours emmène à Oulan-Bator. Récit d’un étonnant périple vers les steppes à bord du Transmongolien.

Le Moscou/Oulan-Bator Express (Photo: Goran Hoglond via Flickr/ CC BY-ND 2.0)

Voie 1A, train numéro 6 Moscou/Oulan-Bator Express, wagon 1, couchette 19. J’ouvre la porte du compartiment et tombe nez à nez avec deux Russes au regard intrigué, presque méfiant. Igor et Youri ont déjà investi les deux couchettes inférieures. Dont la numéro 19… Cet aléa anodin n’entame pas mon enthousiasme, ni celui de mon partenaire d’aventure. Nous nous délestons de nos bagages et les poussons comme nous pouvons dans des casiers haut placés au-dessus de nos têtes. C’est maintenant le moment de se relaxer. Et ce n’est pas de refus après l’intensité de cette dernière journée.

Entre les copieux embouteillages des rues moscovites, l’alphabet cyrillique, omniprésent, à appréhender, la complexité chaotique de la gare Iaroslavsky et la cohue sur le quai, nous avons été servis, côté pagaille. En route donc pour un bel interlude de 101 heures jusqu’à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, sur les rails du Transmongolien (terminus de la ligne : Pékin), l’une des ramifications du légendaire Transsibérien.

Youri, petit et mince, blond, yeux bleus perçants. Viktor, grand et costaud, cheveux bruns en brosse, moustache drue. Ils sont les seuls locaux du wagon, dans lequel sont rassemblés les voyageurs étrangers, et nous avons le privilège de les avoir dans notre cabine. Les deux hommes rentrent dans leur contrée natale, au cœur de l’oblast – région – de Nijni Novgorod, les valises remplies de marchandises. Quelques tentatives de présentation réciproques commencent à détendre l’atmosphère. Youri s’essaie au français, puis tâche de se remémorer ses notions d’allemand. Pour ma part, je m’emploie à déchiffrer mon manuel de russe. Chose assez rare pour être soulignée : l’anglais ne nous est d’aucune utilité. J’extirpe une bouteille de vodka* de mon sac. La précieuse ne dure pas très longtemps mais scelle définitivement l’entente. Viktor sort alors des victuailles de ses bagages combles : saucisson du cru, pain, tomates… et une nouvelle bouteille d’alcool national ! Voici venu le temps des rires et des chants. On parle fort, on s’égaie. Fort. Idem dans les compartiments adjacents, où la bonne humeur est contagieuse chez les autres touristes. Au grand dam de la provodnitsa, qui tente de faire respecter un minimum de calme et d’ordre. Elle est la “chef” de notre zone, mieux vaut donc ne pas se la mettre à dos.

Nos camarades de cabine en opération séduction

Justement, la première escale intervient, à Vladimir. Youri et Viktor accostent la provodnitsa, badinent, l’enjôlent quelque peu. En tant que leurs compagnons de voyage, nous sommes associés à l’opération séduction et regagnons du crédit. C’est également l’occasion de racheter des provisions. Au passage, nos deux amis nous offrent une mousse. Il fait nuit noire. Dans l’auguste hall de gare, station fantôme en cette heure, j’ai l’impression de baigner dans une autre époque. Avec l’immense hauteur sous plafond, je m’égare en songes au mitan des fastes tsaristes, en pleine splendeur du Bolchoï, au royaume des miracles orthodoxes…

Retour en voiture 1. Le festoiement perdure gentiment, mais s’estompe au fur et à mesure que l’Express s’engouffre dans la pénombre. On se montre des photos de nos familles, on achève les agapes. Le sommeil promet d’être lourd et bienvenu.

Nous sommes réveillés par l’arrêt en gare de Kirov. Youri et Viktor ont déserté les lieux au précédent stop – nous étions prévenus. Nous migrons vers les couchettes du bas, plus pratiques, et replions celles du haut contre le mur. On respire un peu mieux dans cet espace désormais aménagé à la manière d’une première classe. Il n’y aura quasiment aucune autre halte jusqu’à ce soir. Je me réjouis de cette perspective pour faire la connaissance du coin toilette(s). Une pièce exiguë, qui ferme à clé, avec un lavabo, un miroir et un W.-C. Sobre, donc, mais suffisant avec organisation et technique. Dans une bouteille vide, de l’eau chaude tirée du samovar surveillé par la provodnitsa. Aux pieds, des tongs, évidemment. Cette salle de douche improvisée (deux par wagon) se trouve à l’autre extrémité, aussi faut-il guetter les allées et venues des prétendants.

La propreté revigore car, mine de rien, il fait chaud en cette fin d’été. Je suis dès lors pleinement motivé pour un consistant petit déjeuner. Je fouille nos vivres, désormais stockées dans les coffres sous les couchettes inférieures. Un sachet de thé (merci Madame samovar), quelques biscuits sucrés sans marque, une banane… Gargantua et Pantagruel patienteront. La quiétude ambiante tranche avec le remue-ménage de la veille. Mon regard en profite pour se porter sur les attributs de la cabine : appliques, tablette rabattable, tapis, rideaux, échelle repliable et haut-parleurs pour diffuser la sélection musicale de notre cheffesse en uniforme. Malheureusement le bouton de marche/volume semble inutilisable, et nos plages de sérénité devront donc être assorties de symphonies non choisies.

Apéro-poker avec six baroudeuses suédoises

J’opte pour l’inauguration de mon premier bouquin, sans cliché aucun, Michel Strogoff, ou les pérégrinations de Moscou à Irkoutsk du messager du tsar. La somnolence et l’observation du paysage verdoyant, composé de larges étendues de forêt et d’herbes hautes, avec des maisons de bois dispersées de-ci, de-là, nous accompagnent, Jules Verne et moi. Cet après-midi onirique file jusqu’à l’irruption de nos voisines, suédoises, dans l’embrasure de la porte. Une invitation pour une partie de poker apéritive est lancée. Nos hôtesses nous accueillent avec quatre compatriotes dans le compartiment contigu. Rebelote, la soirée se déroule sous les mêmes auspices qu’hier, rappel disciplinaire de la provodnitsa inclus. Si ce n’est que, orphelins de Youri et Viktor, nous avons troqué deux compères russes pour six baroudeuses Nordiques. Deux escales de 25 à 30 minutes jalonneront la nuit, à Perm 2 et Iekaterinbourg. Je remarque d’ailleurs qu’à chaque pause, la préposée passe l’aspirateur et vide les poubelles.

Après les arrêts matinaux à Tioumen et Ichim, c’est la station d’Omsk qui nous dévoile sa symétrique architecture. Les traits changés, sur les visages, nous confirment que la frontière kazakhe est proche. À Barabinsk, 3 h 30 plus tard, poissons fumés et saucisses sont vendus sur le quai. La locomotive est remplacée.

Collé à la vitre, je scrute la platitude du panorama renouvelé, ses sapins, ses bouleaux. Un enfant à vélo, sorti de nulle part, traverse une prairie placidement. Parenthèse à ma contemplation pour le ravitaillement, à Novossibirsk, plus grande ville de Sibérie. Délices du dîner : nouilles instantanées et purée lyophilisée, précédées de pelmeni (raviolis) et de goloubtsi (feuilles de chou farcies de riz et de viande hachée) négociés sur le quai.

Notre sommeil s’achève avec le fracas d’un inquiétant orage à Krasnoïarsk. Vent, grêle, tonnerre et éclairs initient cette journée placée sous le signe… du repos. L’allure ronronnante du train est assoupissante et il n’est pas rare qu’une sieste succède à une autre sieste. D’autant que nous sommes complètement perdus dans les horaires, entre les changements de fuseau, l’heure locale et celle de Moscou (en vigueur à bord mais qui, du coup, ne correspond plus tout à fait à la luminosité). Ce décalage se retrouve dans les repas servis au wagon-restaurant, qu’on a du mal à situer entre un petit déjeuner et un souper. Au menu (imposé et “surprise”), un bol de salade radis-concombre-sauce blanche-aneth, une tasse de thé au citron, du pain avec de la confiture d’abricot puis un steak à cheval avec patates et maïs. L’étrangeté a aussi contaminé le décorum : nappe plastifiée à carreaux, rideaux verts et fleurs de lys dorées, banquettes en simili cuir vert et musique trop forte. Qu’importe, cet univers singulier ne nous freine pas pour y lire, converser ou jouer aux cartes avec nos camarades scandinaves durant plusieurs heures. Nous apprenons à regret que le passage à Irkoutsk, et de fait aux abords du mythique lac Baïkal, aura lieu dans l’obscurité. Effectivement, de nuit, nous ne distinguons trois fois rien.

À un arrêt, on remplit nos poches de caviar

Pénultième lever dans notre cocon sur rails, dorénavant sur le tronçon transmongolien. Aujourd’hui, cocktail de toutes les activités déjà éprouvées : roupillon(s), jeux, casse-croûte, wagon-resto, spectacle naturel extérieur, lecture, animations sociales. Jusqu’à atteindre, en milieu d’après-midi, Naouchki, poste-frontière russe. Personne ne descend, ne bouge même. Les douaniers, armés, viennent dans chaque cabine, récupèrent passeports et formulaires et contrôlent scrupuleusement les documents. Nous sommes ensuite autorisés à nous évader du train. Tant mieux, il y en a pour deux heures grand minimum. Direction le village attenant, envahi par les moustiques. Nous redécouvrons le plaisir de la marche… Parmi les baraquements, nous repérons une épicerie comme figée dans le passé. Grâce à cette anachronique rencontre, nos poches repartent enrichies de caviar, pour une dérisoire somme de roubles ! Pour le reste de l’attente, une salle de la gare, ornée de mosaïques, fait l’affaire. Au bout de deux heures et demie, un coup de sifflet nous intime de remonter en voiture. Les officiels ramènent sobrement tous les papiers – nous serons toutefois sympathiquement gratifiés de quelques mots de français. Le train-train reprend son cours, entre rangement du barda, échanges de coordonnées et excitation croissante de rejoindre la contrée de Gengis Khan.

En pleine nuit, check-point pour l’immigration mongole à Sükhbaatar. Il ne s’agit que de se redresser et soulever une paupière pour remettre son passeport ; idem pour le récupérer, quelque temps plus tard.

L’aurore commence à poindre et nous permet d’admirer, en lieu et place du lent défilement de la taïga sibérienne, celui tout aussi nonchalant des steppes de Mongolie. Des agents de change proposent leurs services en apostrophant les passagers. Nous arrivons un peu en retard à Oulan-Bator, la capitale, sous un somptueux soleil matinal. Des rabatteurs exhibent timidement des brochures d’hôtels. L’apparente tranquillité tranche avec l’effervescence de la gare Iaroslavsky. Dans les prospectus qui me sont exposés, celui d’un tour-opérateur, Jules Verne Mongolia. Amusante coïncidence, alors que je viens fraîchement d’achever son Michel Strogoff. À croire que l’explorateur souhaite également m’accompagner dans cette toute nouvelle aventure.