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Paris: Belleville, quartier des renaissances

Par Benoit Helme / Publié le 02.12.2015
C'est un des quartiers de Paris les plus solaires et atypiques. Une sorte de grand village où la mixité est une force et où l'art se déploie sous toutes ses formes. Belleville est une légende vivante.

Parc de Belleville sous la neige (Photo: Benoit Helme)
Parc de Belleville sous la neige (Photo: Benoit Helme)

Marcher dans la rue des Pyrénées, qui traverse les hauts de Belleville. Soleil du matin blanc comme du lait d'ânesse, l'air comme imbibé par la dernière étoile à disparaître dans le ciel du matin, Vénus. Chaque jour à Belleville est comme une renaissance. C'est ici le quartier des renards pâles, tribu romanesque d'anarchistes opérant sous des masques africains, inventée par l'écrivain Yannick Haenel, et considérant la fréquentation des spectres comme préalable à toute émancipation. Belleville est ce quartier de fantômes créatifs, d'identités libres et évolutives, et bien d'autres encore qui se lovent dans la tradition ethnique, religieuse ou activiste. Il est quasiment impossible de mettre un pied dans Belleville sans mettre l'autre dans une association. Belleville est cette auberge espagnole où les espagnols sont le plus souvent argentins. Belleville est un quartier mixé à toutes les sauces exquises, ouvertement solaire et ouvert la nuit au dépeuplement électrique. On marche tranquillement dans ses parages, dans la fraîcheur du matin ou la douceur du soir, comme régénéré par un souffle de vie et l'alignement des platanes.

Ces platanes, on les taille régulièrement pour ne pas qu'ils s'élèvent trop vers le ciel. Leur durée de vie se compte en siècles. Ils absorbent du gaz carbonique et, dégageant de l'oxygène, ils rendent ici l'air un peu plus fluide. Il se pourrait d'ailleurs que les platanes de la rue des Pyrénées soient encore debout en 2100. Peut-être sentiront-il un jour passer à l'extrémité de leur feuilles, des drones et des tramways volants.

Belleville se conjugue au futur ou au passé lointain. L'histoire y commence dès le VIIe siècle, puisque le territoire de Belleville existait déjà, dominant Paris de sa colline qu'on appelait alors la montagne de Savies - "montagne sauvage" en langue franque. Une rue en a d'ailleurs gardé le nom. Les rois mérovingiens - descendant de Clovis - y avaient déjà une villa. Puis les premiers Capétiens - dont Henri 1er - commencèrent à offrir les terres de Belleville aux monastères parisiens. Puis la montagne de Savies devint Portronville pendant le Moyen Âge, puis Belleville-sur-Sablon. Des moulins à vent y furent alors construits.

L’église Saint-Jean-Baptiste de Belleville est aujourd'hui comme un organe central dans le quartier Jourdain: néogothique, ciselée, haute, toute en pointes et clartés. Elle revient elle aussi de loin. Sans paroisse dans leur village, les Bellevillois obtinrent de l'évêché qu'il érige une chapelle en 1543. Construite en 1548, elle sera remplacée par une première église Saint-Jean-Baptiste en 1635 avant de prendre sa forme définitive dans la moitié du dix-neuvième siècle. Lors des travaux de 1854, la première pierre de l’église édifiée en 1635 a d'ailleurs été retrouvée. Elle portait l'inscription - en bon vieux français dans le texte: "Cette première pierre a esté pozée par M. Charles de Hillerin, docteur en théologie, curé et chevecier de Saint-Médéric, à Paris, le IIIe jour de juillet 1645". A bien y regarder le soir, les chevaliers de Belleville et autres donzelles bien inspirées n'ont pas totalement disparu du paysage. Les fringues, la mode, transcendent aujourd'hui le quartier.

Marcher dans Belleville comme sur un toit de Paris. Nous sommes sur l'une des deux plus hautes collines de Paris, avec celle de Montmartre, à quelque 130 mètre au-dessus de la Seine. Les rues sont étroites. L'espace se découpe ici en volumes, rues et ruelles, espaces verts et jeux de lumière. Accroché au flanc de sa colline, Belleville n'a jamais vraiment perdu, même en pleine montée hipster, son identité populaire. Commune indépendante de Paris jusqu'en 1860, on y voyait alors danser les noctambules sous les treilles et dans les guinguettes à proximité des vignes. Les grands travaux de Napoléon III et du préfet Haussmann - de 1852 à 1870 - eurent notamment pour effet de chasser du centre un grand nombre d'artisans et d'ouvriers, bien souvent futurs communards, qui s'installèrent alors sur les terres de Belleville. En 1860, Paris s'agrandit donc en englobant plusieurs communes limitrophes de la capitale, dont Charonne, Belleville et la Villette. Belleville est alors coupé en deux arrondissements - 19ème et 20ème. Le parc des Buttes-Chaumont est inauguré en 1867. Advient ensuite le 28 Mars 1871: "Au nom du peuple, la commune de Paris est proclamée".

Perché sur le Moncoeur de Belleville, bar élégant de la rue des Envierges avec vue imprenable sur la splendeur de Paris, et qui jouxte deux cités et une ancienne épicerie devenue un salon de coiffure adorable - Les Affranchiz -, on pense à ce qu'a pu être "La commune de Paris" dans les parages. La commune de Paris, selon le Larousse, est cette impulsion historique et "tentative à implications révolutionnaires, faite par les ouvriers à Paris après l'insurrection du 18 mars 1871, pour assurer, dans un cadre municipal et sans recours à l'État, la gestion des affaires publiques". A partir du 21 mai 1871, commence la chute de la Commune de Paris. Malgré une résistance acharnée de ses dernières troupes, logées à Belleville et Ménilmontant, en huit jours, inexorablement, l’armée versaillaise, dix fois plus nombreuse que celle de Paris, occupera toute la Capitale et exercera une répression qui scandalisera par sa brutalité parfois même les partisans de Thiers, chef du gouvernement de l'époque. Cette semaine restera dans l’Histoire connue sous le nom de « Semaine Sanglante ». Du fait de leur situation géographique et de la composition sociologique de leur population - ouvriers, artisans, commerçants -, les derniers quartiers qui tombent aux mains des troupes versaillaises seront ceux de La Villette et de Belleville. 20.000 parisiens ont été tués en une semaine. Dans une lettre adressée à son fils, François Victor, datée du 22 Août 1872, Victor Hugo écrit alors que "les crimes de Thiers contre Paris ne pourront jamais être oubliés !". Ironie de l'histoire, l'église du Sacré cœur à Montmartre sera érigée pour "expier le péché des communards". Etrange époque.

Rue Denoyez, Belleville (Photo: DinosaursAreNotDead via Flickr)

C'est pourtant bien cet esprit libertaire et autogestionnaire qui souffle encore quelque part dans le quartier, comme si même embarqués dans une sphère boboïsante à souhait, les bobos de Belleville étaient les plus populaires et métissés de tous les bobos du monde ! Ici, la mixité sociale et ethnique du quartier n'est pas un mirage, ni un concept. C'est une réalité quotidienne. Les nombreux petits commerçants et autres artisans de Belleville, les libraires, les caves à vin, les bouchers, les boulangers, les coiffeurs inspirés, les boutiquières de mode, les fleuristes à concept, les freelances et autres auto-entrepreneurs, les gérants de superettes, côtoient ici les tenanciers de tabacs chinois, les derniers cordonniers du monde, les villageois, blindés ou intellos précaires, de toutes origines, vivant dans des logements sociaux et nombreuses cités alentours ou dans des immeubles haussmanniens. Et c'est bien grâce aux cités et logements sociaux alentours qui demeurent ici comme des forteresses ouvertes, que la gentrification du quartier ne chasse à priori personne - si ce n'est certaines familles qui, au regard de la valeur montante et souvent plombante du mètre carré, préfèrent déménager vers Montreuil, Romainville ou Bagnolet pour habiter une surface plus grande moyennant coût idem.

Le quartier de Belleville est un des plus métissés de France. C'est aussi un de ceux où le Front National fait le moins de voix. Preuve, s'il en fallait une, que lorsqu'on apprend à connaître l'Etranger, il ne fait déjà plus peur. Le quartier de Belleville-Ménilmontant est depuis longtemps un quartier d'accueil pour migrants en tout genre. Dès la fin de la première guerre mondiale, les premières vagues de migration commencent: Polonais, Arméniens, et juifs d'Europe centrale (ashkénazes) - qui souffriront particulièrement pendant l'été 1942 à l'occasion des grandes rafles organisées conjointement par la police française et la Gestapo. Des rues complètes furent alors quasiment vidées de leurs habitants, comme la rue Vilin, ou la rue Julien-Lacroix. Dans les années 50, plusieurs autres vagues de migrants juifs tunisiens suivront, faisant de Belleville le premier quartier juif de Paris. C'est aussi à Belleville que l'on commence à parler pour la première fois en "verlan" dans les années soixante - néas santesois, quoi. C'est aussi dans ces années 60 que les communautés magrébines commencent à s'installer dans le quartier, après la guerre d'Algérie. Puis, dans les années 80, la communauté asiatique, tout particulièrement chinoise, s'implante massivement dans le quartier. Elle réside essentiellement dans le bas de Belleville, comme nombre d'Antillais et d'immigrés d'Afrique subsaharienne, arrivés dans les dernières décennies. Corolaire attendu, les hauts de Belleville sont davantage composés de bobos blancs à tendance bio que les bas de Belleville. Et bien sûr, en haut comme dans le bas de Belleville, on entend souvent les sirènes de police. Alors on se souvient de ce qu'en disait Gainsbourg. La sirène des flics? "C'est le plus grand tube du monde".

Descendre des hauteurs vers le métro de Belleville et sa célèbre place. "Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui jurant que c'étaient tous des «barbeaux» de Belleville", écrit Proust dans "A la recherche du temps perdu, Le temps retrouvé", en 1927. Des barbeaux? Autant dire des proxénètes. La prostitution demeure aujourd'hui à Belleville mais elle a changé de visages: on les appelait les "marcheuses", parce que déambulant sur le trottoir pour ne pas être repérables par la police, mais elles marchent beaucoup moins aujourd'hui, la prostitution chinoise étant connu de tous dans le Belleville actuel. On ira prendre un café au Zorba pour rêver à d'autres horizons. Le bar du Zorba a ceci de particulier qu'il ouvre à cinq heures du matin et ferme vers deux heures dans la nuit, du lundi au vendredi. S'y mélangent alors le week-end à l'ouverture, vers sept heures du matin, quelques hommes du peuple autour d'un café bien noir et des fêtards émergeant, en fin de parcours, qui s'accrochent pour de bon à la dernière gorgée de bière.

Retour dans les hauteurs de la colline. On remonte vers le parc de Belleville, par son jardin bluffant, puis on se rapproche des Buttes-Chaumont et d'autres espaces verts encore qui ont vu le jour dans le quartier depuis une dizaine d'années. Belleville est ainsi devenu un village agréable à vivre en famille, ou en célibataire freestyle, à codes ouverts, puisque tout le monde peut ici y trouver sa place quelle que soit sa tribu. Des tribus qui se mélangent d'ailleurs volontiers en terrasse: le Zéphyr, les Rigoles, la Gitane, le Mistral, la Cagnotte, le Barouf...autant de bars tranquilles et singuliers du quartier Jourdain. Marcher sur les trottoirs et croiser des amis, des amies, des gens qu'on ne connaît que de la rue, ou des inconnus avec qui on taillera une bavette ou deux. Le quartier est aussi solaire et connu pour ça: on y parle sans peur à des inconnus. Croiser l'acteur Denis Lavant aussi, ou le réalisateur Leos Carax qui promène son chien. Regarder les murs, capter la créativité des grafs qui, comme dans la rue Jean-Baptiste Dumay, changent mois après mois, se relayant dans l'éphémère affiché. Prendre la rue de la Mare, la descendre jusqu'à sa fin comme dans une bulle tranquille et calme. A la fin de cette rue, prendre à droite en direction du quartier Couronnes et passer par la galerie des Ateliers d'Artistes de Belleville (AAB). A chaque fin de mois de mai, pendant trois jours, les ateliers d'artistes de Belleville et commerçants qui les exposent ouvrent leur porte pour donner à voir des photos, peintures, gravures, desseins, et quelques autres voluptés plasticiennes. Les AAB sont nés il y a plus de 25 ans alors qu'une grande surface menaçait de s'installer dans le coin et de raser du même coup logements et ateliers d'artistes. Après mobilisation en bonne et due forme, le projet fut retiré et les artistes purent reprendre le cours du ruisseau.

Les Ateliers d’Artistes de Belleville, Rue Francis Picabia (Photo: Benoit Helme)

Depuis une dizaine d'années, les hauts de Belleville ont la gentrification heureuse. La rue de la Villette, qui part de la rue de Belleville vers le parc des Buttes-Chaumont, en est une chouette illustration. Elle recouvre aujourd'hui nombre de boutiques de mode, comme Davaï, et autres coiffeurs avisés, artisans modernes, ateliers de meubles en carton et autres activités pétillantes encore en mode "small is beautiful". Le 2 octobre dernier, l'association des commerçants de la rue de la Villette décidait même d'organiser, en soirée, une fête à ciel ouvert tout au long de la rue. L'ambiance y était douce et tranquille pendant l'apéro musical, jusqu'à ce qu'un peu plus tard, quelques filles commencent à danser comme des lianes, transformant du même coup la rue de la Villette en pur dancefloor. A une heure et demie du matin, on y dansait encore avec la permission tacite de la police, amusée dans ses rondes devant un tel spectacle. Les filles, en pleine forme, dansaient bien langoureusement devant les capots des voitures venues rouler dans la rue, comme dans une douce provocation, comme pour dire: "attends un peu et arrête maintenant ta voiture, nous sommes les maîtres de la rue puisque nous y dansons". Les digues rompaient devant l'ivresse, la danse reprenait ses droits. Nous étions à Belleville, nulle part ailleurs.

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