Italie

Palerme, à la croisée des civilisations

Par Charlotte de Saintignon / Publié le 26.06.2014

Palerme, capitale de la Sicile, ville folle de ses contrastes, à l’image de son histoire plusieurs fois millénaire, ville des paradoxes, alliant le souk et le chic, est une de ces nymphes qui inspire, guérit, chante, palpite… Palerme est une ville hors normes qui se laisse pas « oublier », comme l’avait titré Edmonde Charles-Roux dans son roman « Oublier Palerme ».

Palerme (Photo: Jack Krier via Unsplash)

Sise sur la côte nord-ouest de la Sicile, entre la mer qui la caresse et les puissantes collines qui la surplombent, traversée au sud par un petit fleuve, l’Oreto, la ville de Palerme se déploie majestueusement, malgré la massive agression du ciment perpétrée ces dernières décennies, sur la Conca d’Oro, « la coquille d’or », vaste plaine chargée de, fleurs, de fruits, orangers, citronniers, pamplemousses, vignes et raisins… De Monreale qui domine la vallée de l’Oreto et la Conca d’Oro, le spectacle de l’immense étendue, de la ville et de sa rade pittoresque est extraordinaire.

Si l’on veut goûter la Sicile, l’étape «Palerme » s’impose mais attention ! Que l’on y consacre 24 heures, 2 jours ou 3 bonnes journées, ce qui est hautement préférable, liberté, sécurité et sagesse passent par l’abandon de la voiture ou du scooter au garage. Et, comme partout, par quelque vigilance car la petite délinquance y rôde, comme ailleurs. Au cœur de la ville, desservie par deux axes en sens uniques opposés, la viale della Liberta et la via Roma, l’artère principale, que coupent à angle droit la via Cavour et le Corso Vittorie Emanuele. Le tout étreint dans une myriade de rues, ruelles et venelles, où la fièvre automobile, les transes et les concerts de klaxons ont vite fait de vous terrifier malgré les carabinieri à cheval, certes impressionnants, mais peu impatients de réguler la circulation et qui ne vous seront d’aucune aide.

Une grande balade dans la ville

Palerme appartient aux lève-tôt et une folle vitalité s’en empare dès l’aube ! Après un café, le meilleur du monde dit-on, marcher est le meilleur choix même si les rues sont sales et encombrées. Sachez, à contrario, que les intérieurs sont impeccables. Même si l’on peut hésiter à s’introduire dans des venelles étroites, aux façades fatiguées voire délabrées et aux balcons à touche-touche et, pour nombre d’entre eux, hors d’âge ; même s’il est délicat parfois de se frayer un chemin au milieu des deux roues qui vous dépassent en trombe ; même si, bien souvent, les échoppes et les commerçants s’approprient les trottoirs (quand il y en a un), voire la chaussée, pour exercer leur négoce… Allez-y en choisissant, à votre gré l’heure de pointe, l’heure de la « pasta » ou celle des langueurs de la « siesta »… Le tout garde un charme indicible !

Par son passé, Palerme s’impose, par excellence, comme un centre de culture tous azimuts et d’un étonnant syncrétisme architectural. Les édifices « à voir » sont multiples et tout est à savourer ! Après les incontournables que sont la majestueuse et scénique cathédrale gothique catalane, le grandiose Palais des Normands, construit par les Arabes, agrandi par les Normands et sa Chapelle Palatine dotée d’extraordinaires décors en mosaïque… rendez-vous à la fontaine Pretoria.

Savoir aimer Palerme…

– Si l’on aime l’archéologie, le musée s’impose : c’est l’un des plus riches d’Italie, il abrite notamment des céramiques et amphores peintes, des bronzes et ornements, des bas-reliefs, gargouilles et métopes des ruines de Ségeste, Sélinonte et Agrigente et autres splendeurs. Ajoutons ses patios et ses jardins, véritables havres de fraîcheur… et l’on peut poursuivre sa marche.

– Si l’on aime l’art baroque, ne manquez pas, parmi les quelque 600 églises palermitaines qui recèlent bien souvent et silencieusement des merveilles du baroque, les églises Gesù, S. Giuseppe dei Teatani, San Francisco d’Assisi, San Dominico, S. Zita, S. Lorenzo et bien d’autres.

– Si l’on aime l’art silico-normand, les mariages d’architecture, à deux pas des « Quattro Canti », les quatre fontaines qui ornent des façades baroques et qui constituent le point focal de la ville et sur ses places voisines, la Martorana et San Giovanni degli Erementi, dont le cloître est un vrai havre de paix. Enfin, obligatoire, indispensable : Montreale, à 8 km de Palerme, accessible par bus A.R. une dizaine de fois par jour par la route panoramique qui permet de prendre la plénitude de la beauté de la Conca d’Oro : la Cathédrale de Monreale, bouleversante d’émerveillement et de stupeur. Grandeur et beauté y sont à couper le souffle ainsi que son cloître avec ses arcades et colonnettes. Une totale harmonie des arts roman et arabe.

– Si l’on aime peinture et sculpture du XIII au XVIe siècle, la Galerie Régionale de Sicile vous comble avec, ne serait-ce que deux œuvres, « la Vierge de Messina » d’Antonello de Messine, dite « la plus belle dame de Palerme » et la fresque qui présente « le triomphe de la mort ».

– Si l’on aime l’animation, déambulez dans la foule des marchés encombrés d’étals alignant cérémonieusement des têtes d’espadons épée dressée, comme une garde d’honneur, les légumes et fruits du soleil, tomates rubicondes, poires aux nèfles et figues de Barbarie fruits, les fleurs aux teintes innombrables… une véritable fête de couleurs, le tout baignés d’effluves grisantes. Les points d’accueil sont nombreux dans cette ville palpitante, jusqu’au repos bien mérité à l’ombre des ficus-magnolias géants du parc Garibaldi ou du Jardin botanique.

– Si l’on aime les lieux mythiques, le Palazzo Gangi est incontournable. Son salon fait revivre la scène « culte » du bal du film de Visconti, « Le Guépard » (palme d’or à Cannes en 1963). L’ensemble de ce palais de la seconde moitié du XVIIIe, avec ses lustres, ses pavements… est époustouflant !
Si l’on sait aimer… on ne peut qu’aimer Palerme. Les découvertes s’y accumulent sans fin et « son âme », clef de toute la Sicile, s’inscrit dans une identité qui lui est propre et un art de vivre qui peut apparaître déroutant pour l’étranger… La ville, véritable monument historique et culturel, est, à l’image de toute « son Ile », une nation à part, avec ses mœurs et ses lois dont la première est de savoir tenir sa langue » comme l’écrit Dominique Fernandez dans « le Radeau de la Gorgone ».

Un destin sans pareil

Palerme a tout connu, tout vécu. Son nom est d’origine grecque et maritime, et signifie « havre de sûreté universelle ». L’héritage de ses conquérants y est superbe ! Mais on ne peut passer à côté de l’histoire de la ville et de ses multiples invasions pour bien la comprendre et l’appréhender. Tant de civilisations ont habité ce site d’exception : Sicanes, Crétois, Phéniciens puis Carthaginois qui y font prospérer leur comptoir… avant que les Romains ne les en chassent. Au déclin de la puissance romaine, les Barbares s’imposent jusqu’à l’arrivée des Byzantins au VIe siècle. Ceux-ci, chassés par les Arabes en 831, Palerme devient alors « terre musulmane » et leur présence marquera profondément l’architecture de la ville qui devient un centre commercial incontournable de la Méditerranée. De 1061 à 1091, Normands et Pisans conquièrent la Sicile, donnent à la cour palermitaine lustre et splendeur et développent la ville économiquement, socialement et artistiquement en mariant avec succès les styles mauresque, byzantin et normand…Palerme brille alors de tous ses feux!

Après les Normands, au tour des Souabes avec Frédéric II qui conforte cet osmose entre les cultures grecque, musulmane et latine puis à sa mort en 1250, c’est à nouveau le déclin malgré une funeste relève des Angevins investis par le Pape du royaume de Sicile qui deviennent très vite impopulaires. A Palerme, le mardi de Pâques 1282, à l’heure où l’on sonne les Vêpres, éclate l’émeute dite « les Vêpres Siciliennes ». Au moins 2 000 Français y sont massacrés. Le soulèvement gagne même tout le pays, y faisant quelque 8 000 morts. Et les Français sont alors chassés de Sicile. L’évènement mérite que l’on s’y arrête : à l’origine de l’embrasement, l’affront d’un soldat français à une jeune palermitaine à l’occasion d’une recherche d’armes qui vaut offense faite à une jeune fille sur son intimité. Affront qui constitue tout ce qu’abhorre la Sicile, et à fortiori sa capitale, « une atteinte à l’honneur ». De tous temps, au passage d’une belle, on la regarde, voire avec insistance, mais on ne s’exclame pas, on ne touche pas, on ne siffle pas… Le machisme à la sicilienne est une fascination pour le sexe corrigée par un puritanisme extrême. Pour l’homme, un mauvais geste, ce serait perdre la face, se rabaisser! L’outrecuidance française accompagnée d’une fouille au corps dévoyée, c’était trop ! « Mort aux Français »… On prend les armes, on venge l’affront, son pays, sa liberté et son honneur bafoué. Indépendamment de sa portée historique, culturellement, l’événement sera source d’inspiration : il est repris par Dante dans la « Divine Comédie, Paradis, VIII, 75), par C. Delavigne dans une tragédie en 1819 et par Verdi qui lui consacre un célèbre opéra en 1855. La révolte figure aussi dans d’innombrables illustrations et peintures.

La flotte d’Aragon et de Catalogne débarque alors à Palerme et assure une longue domination de l’Espagne sur l’Ile, y introduisant le style gothique catalan. La ville se « baroquise » les stucs triomphent… La révolution française et les grandes agitations qui suivent engendrent un terrain fertile à la victorieuse expédition de Garibaldi qui, avec ses « Mille », fait son entrée à Palerme en 1860 et met un terme au long règne des Bourbons.

Après s’être chargée de trois millénaires d’histoire, s’être ouverte à tant de civilisations et disposant d’une variété culturelle étonnante, Palerme dut assumer, durant deux longues décennies, l’image de capitale du crime, des clans, et des règlements de compte… Bien des choses ont changé et, depuis une bonne vingtaine d’années, cette sombre période a clairement fait place à un salutaire et lumineux « printemps palermitain » que l’on peut savourer en s’attardant à table lors d’un dîner tardif.