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Yazd, Iran : des épicuriens au cœur du désert

Par Paul Morinaud / Publié le 23.12.2020

Ville caravanière sur la Route de la soie, ce berceau d’une civilisation antique a accueilli marchands et voyageurs depuis la nuit des temps, malgré la rudesse du climat qui la frappe. Aujourd’hui, on s’y délecte aussi bien de ses merveilles culturelles que de sa douceur de vivre, en particulier sur les innombrables rooftops.

Vue du rooftop de l’Iranian Old Café ©Gentlemen Travellers

Prenez la touffeur poussiéreuse d’un Sergio Leone, le décor onirique des Mille et une nuits et la bonne chère de tables bien rustiques… Voilà un début d’idée du cocktail qui vous attend à Yazd, en plein cœur de l’Iran.

Oui, en plein cœur, et ce ne sont pas des mots en l’air : on peut difficilement faire plus au mitan du « royaume des Aryens », là-haut (environ 1 200 mètres d’altitude), sur le plateau central. Alors quand on pense au simple fait de s’introduire dans le pays – mais c’est une tout autre histoire – et qu’on y additionne mes quelque 7 heures de bus au départ de la réputée Shiraz, on en transpire déjà de fatigue. Le confort non négligeable des transports locaux et l’imperturbable excitation font toutefois passer le périple sans encombre.

Tant mieux, la moindre petite bribe d’énergie est la bienvenue pour arpenter comme il se doit cette « oasis du désert ». Avant toute chose, il faut que je prenne mes quartiers à la Sunny Land Guesthouse, mon QG pour les temps à venir. Mais reste encore à la trouver ! Pas si évident, pour une première approche de la vieille ville. Je pénètre dans le dédale par une imposante arcade qui surgit des hauts murs en pisé. À l’intérieur, c’est sombre ; étroites venelles de terre et de pavés ; les murs en pisé, encore eux, m’encadrent et paraissent sans fin ; rien n’y ressemble davantage à un « carrefour » qu’un autre carrefour. Les indications sont aux abonnées absentes, tout du moins elles se font plus que rares. Il n’y a pas un chat. Enfin si, il y a des chats, mais des vrais. Personne pour éventuellement m’orienter.

Par un heureux concours de chance, de plans papier et d’applis mobiles hors connexion, je trouve ma voie. Mais perds presque la voix en poussant la porte de l’impatiemment désirée Sunny Land Guesthouse. Me voilà hôte, « guest », d’une superbe demeure traditionnelle à mi-chemin entre le riad et le palais andalou. Les touristes en moins : je suis pour ainsi dire seul dans mes néo-pénates.

500 000 habitants au compteur, mais je suis tout seul…

Malgré la tentation d’une relâche bien méritée, je repars prestement vers mes explorations. Et il n’y a toujours pas grand monde ; on en revient à notre Sergio Leone, je suis quasi seul dans les rues. Comme l’Étranger qui débarque dans une bourgade du Far West, je scrute, l’œil inquisiteur, étonné, inquiet presque, de cette absence de foule. La faute à la chaleur de cet après-midi d’octobre ? À la faible densité de population de la province, l’une des plus basses d’Iran (environ 8 habitants par kilomètre carré) ? Impossible, Yazd en est tout de même la capitale et compte un peu plus de 500 000 âmes. Oui mais voilà, la vieille ville n’est pas la moderne, et peu de badauds se hasardent tel que moi dans le labyrinthe, d’autant plus en pleine journée. La plupart des dénombrés vivent, travaillent ou s’affairent au sein des « nouveaux » quartiers. Voire de l’hypercentre, que je n’ai pas encore atteint.

Ruelle de la vieille ville de Yazd ©Gentlemen Travellers

Ce sera bientôt chose faite, le cœur de la ville n’est pas si vaste, malgré la riche histoire qu’elle abrite. Car Yazd serait sur le podium des plus anciennes cités du globe (trois millénaires avant Jésus-Christ). Loin de ces âges immémoriaux, plus près de nous, au Moyen Âge, un certain marchand vénitien y fait halte. On est en 1292 et le commerce de la soie bat son plein. Yazd est réputée, Yazd est fréquentée, Yazd est une ville caravanière de renom. Ce globe-trotteur transalpin la dépeint comme « la noble Yazd » dans ses « Récits de voyages ». La Route de la soie, les caravansérails, le négoce, l’Italie… Je suis, je suis ? Marco Polo bien sûr. La prospérité dure jusqu’au XVIIe siècle et aura inscrit cette étape de choix en lettres d’or sur le planisphère mondial.

Maisons basses mais minarets les plus hauts d’Iran

Après m’être pris pour Clint Eastwood, je repars donc en exploration dans la peau de l’ami Marco. Chaleur, toujours, mêlée à la poussière désertique. Seuls 60 millimètres de pluie tombent en une année sur Yazd, autant dire que je ne dois pas m’attendre à une petite averse rafraîchissante. Peu importe, les beautés qui se donnent en spectacle à mes yeux ont de quoi faire oublier tout le reste. Car après les allées rectilignes et rougeâtres – déjà pourvoyeuses d’une atmosphère plus que séduisante –, c’est l’un des chefs-d’œuvre de la cité qui se dresse augustement. Avec les maisons constamment basses contraste l’aérienne grande mosquée, ou mosquée du Vendredi, Masjid-e-Jameh. Millénaire, elle s’élance tout en hauteur tandis que ses minarets, les plus élevés d’Iran, semblent vouloir gagner les cieux. Quant à sa somptueuse porte en bois subtilement ouvragée, elle ouvre vers une longue cour à arcades où il fait bon flâner sereinement.

Les « badgirs », tours du vent, caractéristiques de Yazd ©Gentlemen Travellers

Ma sérénité justement, rien ne la perturbe dans la suite de ma musardise. J’erre en jetant mes regards vers ces étranges tours en briques qui s’échappent des bâtisses. Elles sont d’ailleurs un, si ce n’est LE, symbole de Yazd. Les « badgirs », tours du vent, attrape-vent, capteurs de vent. Une fois est coutume, comme je vous le rappelais ci-avant, il fait chaud. Les courants d’air sont donc une précieuse denrée pour une décente habitabilité des demeures. Par un ingénieux système de ventilation, ces badgirs permettent à ceux qui en ont le privilège de supporter plus aisément les conditions climatiques – à l’instar des étages construits en sous-sol et, pour les mieux nantis, des « qanats », canaux souterrains pour approvisionner en eau.

En parlant d’eau, la soif commence à s’inviter. Incomparable coup de foudre pour un break à l’Iranian Old Café, qui jouxte presque la grande mosquée. Le rez-de-chaussée est sympathique mais pas d’ambages : c’est au rooftop que ça se passe. Si vous y arrivez avant la foule – somme toute mesurée –, installez-vous sur l’une des « plateformes privées » en bois. Tapis, coussins, panorama époustouflant à 360 degrés… et aimables serveurs qui bravent l’étroit escalier à votre place pour prendre la commande. On enlève ses chaussures, on s’adosse confortablement, on sirote un cocktail de fruits à base de grenade et on ouvre grand les mirettes –  « ghelyan » (chicha) en option. Ajoutez à cela une envoûtante musique traditionnelle, un soleil qui enlace toits de la ville et montagnes alentour en se couchant, et vous comprenez qu’il sera ardu de délaisser les lieux.

Je ressors hypnotisé de l’entraînement au “zurkhaneh”

Un peu de courage m’emmène vers la suite de mon programme. Les qanats, vous vous rappelez ? Ces canaux creusés pour amener de l’eau vers les citernes de Yazd la désertique. Eh bien l’un de ces anciens réservoirs, en partie transformé en « zurkhaneh » (maison de la Force, un gymnase avec une fosse octogonale), accueille des sessions de « Varzesh-e Pahlavani ». Mélange de gymnastique, de culturisme, de lutte, de spiritualité, de percussions et de prières, ce sport appartient aux profondes racines de la Perse. La démonstration, quasi mystique pour le profane, laisse une étrange sensation ensorcelante.

À l’air libre, je rejoins la place et le complexe Amir Chaghmagh, à quelques pas. La façade de la mosquée, drapée dans ses habits nocturnes, s’exhibe sur trois étages d’arcades, chacune d’entre elles étant langoureusement éclairée. Si vous cherchiez Shéhérazade, Aladin ou Ali Baba, c’est bien là qu’ils pourraient se cacher… Pour ma part, la quête n’ira pas plus loin aujourd’hui. Une journée bien chargée ? Certes, et nous n’avons même pas encore découvert la culture et les sites (le temple du feu Ateshkadeh, les tours du silence de Cham…) du zoroastrisme, une religion dont Yazd est l’un des derniers bastions. Ni les marchés des chaudronniers et des orfèvres, la prison Alexandre, le mausolée Imamzadeh Jafar et ses fragments de miroirs à n’en plus finir…

La mosquée du « complexe » Amir Chaghmagh ©Gentlemen Travellers

Je rallie mon spot pour le dîner, sur le toit (oui, encore !) de l’hôtel Orient. Là, sur une large banquette où l’on allonge les jambes et sous la bienveillance des badgirs, je me vois servir une hypnotique vue de la mosquée du Vendredi en guise de hors-d’œuvre. La suite, culinaire, n’a rien à envier à ce tableau. Au choix, ragoût de chameau, « dizi » (ou « abgoosht », une copieuse soupe à base d’agneau/de mouton, de patate, de haricots blancs, d’oignons, de curcuma, de tomate… à « épaissir » soi-même avec un pilon et des pois chiches !), « Mast-o-khiar » (concombre râpé dans du yaourt)… De quoi rassasier le plus éreinté des voyageurs. Le nom du restaurant ? Marco Polo. Tiens, tiens…