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Gênes, de l’ombre à la lumière

Par Florent Mechain / Publié le 05.09.2018

Au bord de la grande bleue, dans le nord-ouest de l’Italie, la cité ligure a connu des mues constantes à travers les siècles. Des conflits destructeurs au renouveau architectural, en passant par l’âge d’or des explorateurs, portrait d’une ville captivante où paradoxes visuels et historiques cohabitent à merveille.

Gênes (Photo: Paolo Trabattoni via Flickr)

Gênes fait partie de ces Intrigantes que l’on ne peut arpenter sans s’égarer en songes. Elle appartient à cette caste de cités gorgées d’histoire où chaque regard se pose sur des témoignages du passé. Elle est du même acabit que ces villes où les époques paraissent s’entrelacer pour ne plus se quitter, dans un impétueux amalgame anachronique. De la même trempe que ces cheffesses célèbres qui régnaient sur un empire, et qui exhalent aujourd’hui un doux parfum de fierté mâtinée de déchéance.

“La Superba” ne pourrait donc mieux justifier son surnom hérité de Pétrarque. La Superbe, ou encore L’Orgueilleuse. Cette belle endormie renaissait de ses cendres, pour tantôt mieux y replonger. Au bord du golfe de Gênes, le phénix ligure possède un parcours intimement lié à son port. Avec, fut un temps, Christophe Colomb, local de l’étape, en figure de proue. C’est d’ailleurs à la fin de l’ère des explorateurs que la commune avait filé vers l’un de ses déclins…

Dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, l’endroit faisait office de notable comptoir romain. Une conséquente activité a amené avec elle richesses et reconnaissance. Et qui dit richesses dit convoitises. Et gourmandise. Les conflits avec Venise, Pise, la Savoie, la France… n’ont cessé d’émailler les périodes ultérieures. Qu’importent quelques défaites : Gênes releva continuellement la tête et assimila avec aisance les incursions dans son patrimoine et son quotidien. Réminiscences de son âge d’or médiéval (fin XIIIe-fin XIVe) et de son apogée économique (mi-XVIe-mi-XVIIe) garnissent de fait le paysage architectural. Lors de cette dernière furent ainsi érigés les Palazzi dei Rolli, rues Garibaldi et Balbi, pour héberger l’aristocratie européenne, qui cohabitait avec les riches familles d’armateurs autochtones. Avec plusieurs de ces somptueuses bâtisses – quarante-deux sont listées par l’Unesco – hautes de huit étages, Gênes était considérée comme la New York du Moyen Âge.

 

Un dédale hitchcockien de sombres ruelles piétonnes

À l’heure actuelle, on assimilerait davantage le vieux centre à un cocktail savamment dosé de Barcelone, Venise et Montorgueil. Avec, bien entendu, une personnalité qui lui est propre. Où l’ombre et la lumière, donc, tiennent plus que jamais les premiers rôles, au sens propre comme au figuré. Cette dualité se retrouve au gré des ruelles du quartier historique, les caruggi. Dans ces artères sombres, pavées, les rayons du soleil ne percent guère. L’ambiance presque hitchcockienne enlace badauds, façades sculptées et devantures de magasins. On déambule en zigzaguant dans le dédale. À la grisaille inquiétante des murs succèdent des vitrines illuminées d’objets d’art, de produits d’épicerie fine, de cuirs de qualité. Enseignes, fresques et lanternes ornent les parois excessivement contiguës. Ce n’est qu’au hasard d’un carrefour que l’on distingue un fragment de ciel. Là, un tout nouvel univers peut s’admirer.

En débarquant Via Garibaldi, par exemple, jadis Strada Nuova. De colossaux lustres en cristal taillé pendent majestueusement dans les halls de banques tapissés de marbre. Des bas-reliefs dorés à la feuille encadrent des patios où d’extravagantes courbes en fer forgé s’entremêlent dans un délicat ballet. “La rue des rois et la reine des rues”, selon Madame de Staël, abrite les plus beaux musées, garnis des collections des illustres dynasties de la ville. Au Palazzo Bianco, la pléiade de tableaux (de Murillo, Van Dyck, Rubens, Le Caravage…) est remarquable. Le Palazzo Rosso, lui, capte l’attention avec des chefs-d’œuvre de Dürer, Véronèse… et du mobilier, des textiles, des céramiques de splendide facture. Quant au Palazzo Tursi, il renferme une myriade d’artefacts relatifs à l’ancienne république génoise.

 

Les recoins flibustiers d’une capitale européenne de la culture

Ce paradoxe entre l’opulence, le “grand air” et, exagérons, la quasi-décrépitude et l’aspect parfois louche de certains recoins, de certains troquets, rend la balade dans le centre surréelle. Le genre de marche étonnante durant laquelle on prend garde à ne pas se salir contre une maison, puis de redouter de souiller un vestibule immaculé. En lorgnant les caches noirâtres des tortueuses caruggi, on en viendrait même à se laisser imprégner par une atmosphère flibustière. Soit à mille lieues de l’année, 2004, où Gênes fut désignée capitale européenne de la culture. L’écrin de celle-ci, désormais ? Le Palazzo Ducale, ex-résidence des Doges, où sont organisés des événements d’importance.

La zone est loin d’avoir livré toutes ses merveilles. Elle en regorge, d’ailleurs, et il est impossible de se montrer exhaustif. Il s’agirait toutefois de ne pas omettre le singulier dôme San Lorenzo. Des stries grises et blanches, des lions, un mélange des styles roman et gothique… L’œil est inévitablement aimanté par l’ancestrale cathédrale. À proximité, la Piazza De Ferrari (en hommage à un duc, rien à voir avec la marque automobile) est un autre symbole, un point de repère. On est dorénavant hors du secteur piéton, mais le détour en vaut la chandelle. De glorieuses constructions (palais de la région Ligurie, palais de la Nouvelle Bourse…) ceignent la chaussée, au centre de laquelle s’est juchée une auguste fontaine en bronze. Autour de la place, d’avenantes arcades, qui s’étendent le long de la vaste Via XX settembre.

 

Renzo Piano, autochtone très actif sur le Vieux Port

Il serait bon de s’éterniser dans les parages, mais insensé d’occulter une flânerie au bord de l’eau. C’est en empruntant Sottoripa que la promenade se révèle parfaitement authentique. Cette galerie de portiques revêt des airs de grand bazar, avec ses senteurs entêtantes. Au schéma labyrinthique se greffe une obscurité intimidante. L’arrivée au Porto Antico, avec les miroitantes, éblouissantes lueurs de la mer de Ligurie, s’avère presque apaisante. Le Vieux Port avait naguère établi des colonies loin sur le Danube. Présentement, il constitue une populaire attraction touristique. Et pour cause : les lieux, remodelés par l’architecte natif Renzo Piano en 1992, associent notamment l’Acquario, l’un des plus immenses aquariums du monde – 27 000 mètres carrés, 15 000 animaux ! –, et le très réputé musée maritime Galata. Alentour de ces institutions renommées, le principal port italien rassemble d’autres immanquables. Les structures de l’artiste Piano, tels la Biosfera – une boule de verre et d’acier qui dissimule un écosystème tropical – et le Bigo – un ascenseur panoramique édifié avec la forme des grues d’autrefois ; spectacle à 360 degrés garanti ! –, provoquent la surprise autant que le ravissement. Du côté du Neptune, c’est également l’enthousiasme. Réplique d’un vaisseau espagnol du XVIIe siècle, ce galion fut bâti pour le film Pirates (1986) de Roman Polanski. Une mise en bouche avant de gravir la Lanterna. Sur la rive portuaire opposée, cet antique phare à la tour carrée, l’un des cinq plus élevés de la planète (76 mètres, plus les 40 de son promontoire), donne le tournis. Le mot est même faible quand il s’agit de parler de la vue : de la terrasse, la tête en route vers les nuages, Gênes la Superbe s’étale pour mieux rapetisser. À l’inverse, l’horizon méditerranéen tend vers l’infini. L’aube d’un retour des navigateurs et des forbans sur le devant de la scène ?