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Bangladesh : Sundarbans, les bourgades du tigre

Par Florent Mechain / Publié le 22.07.2017

Dans la plus grande forêt de mangrove du monde, en proie aux caprices de la nature, règne un félin aussi redouté que vénéré. De la capitale, Dacca, à la baie du Bengale, voici un périple sur la trace du fauve, au royaume des eaux.

Flickr. Sundarbans national park. Bangladesh. hdr. ©, Joiseyshowaa

À peine débarqué de l’avion, j’ai atterri dans le quartier commercial de Dacca, la capitale. Pas vraiment l’idéal pour une adaptation en douceur. Des milliers de personnes dans les rues – qui me dévisagent à chacune de mes allées et venues –, une activité grouillante et incessante, une cacophonie de chaque seconde, un hébergement pas tout à fait coquet… L’appellation de la zone, New City, sonnait pourtant bien, ainsi que les descriptions des brochures. Mais la réalité, et c’est là l’un des facteurs qui rendent les voyages si passionnants, s’est avérée différente.

Ainsi accueilli par la grande ville, je n’ai pas demandé mon reste. J’avais très tôt, lors de mes recherches, coché le nom du Rocket. Billet en poche, il est temps de m’éloigner de l’intimidante agitation pour rallier Sadarghat, le dock principal. Ces Rocket, donc, réputés bateaux à aube, exhalent une agréable fragrance de sérénité, mâtinée de suranné et de colonial. L’impression est vérifiée sur le pont supérieur, avec les premières classes. Loin d’être une attraction touristique, l’embarcation transporte une large majorité de Bangladais. Après mon expérience initiale dans la tentaculaire cité, j’ai opté pour une cabine de 1ère, histoire de profiter en toute quiétude du trajet tant espéré. Le départ est donné à 18 heures tapantes – une incongruité dans ce pays, où la tendance serait davantage au “laisser-aller horaire”…

Douillettement installé dans mes appartements – literie satisfaisante, murs parquetés, boiseries sur le mobilier, lavabo –, je me délecte d’un moment de tranquillité. Un majordome en tenue traditionnelle vient rompre un début de somnolence. “Souhaitez-vous dîner ?” Quitte à jouer les fortunés, j’accepte sa proposition avec entrain. Sa figure joliment creusée et ses yeux fatigués d’avoir trop servi demeurent impassibles. Le repas est annoncé pour “eight P.M.”. Il me reste un bon tour de cadran pour me rafraîchir quelque peu et fouiner çà et là.

Un navire tout droit sorti de l’Empire des Indes

Tout n’est que tapisseries parfumées de poussière, croquis privés de lumière. Le charme désuet de ce navire fâné m’immerge de souvenirs britanniques, m’emplit de l’Empire des Indes. Le songe est brisé alors que je descends l’escalier vers le niveau inférieur. Le tumulte de la machinerie, toutefois captivante à scruter, martèle unanimement l’étage. Harassées par ce brouhaha, mais étonnamment stoïques, des dizaines de fratries s’entassent sur des nattes, les unes contre les autres. Je ne vais pas m’imposer ; c’est l’heure du dîner, du leur comme du mien.

Une clochette retentit et le maître d’hôtel, flanqué de deux subalternes, organise la valse des plats. Rien de gustativement mémorable, si ce n’est ce ballet des valets duquel je ne fus guère coutumier.

Le lendemain, après un repos fort appréciable, il m’est enfin possible d’investir l’espace privilégié de l’“upper deck”. Deux transats, trois ou quatre fauteuils et une chaise à bascule agrémentent la terrasse en proue. C’est à celle-ci que l’essentiel de mon emploi du temps fut associé, en compagnie d’un roman, de coupes de thé au lait et du lent défilement du panorama. Mon Rocket amarre à Khulna quasiment au créneau escompté, 19-20 heures. Bien m’en a pris, j’avais réservé à Dacca la suite des réjouissances.

Après une nouvelle nuit pleine, je me dirige dès potron-minet vers l’embarcadère qui m’a été mentionné. Le vaisseau est cette fois beaucoup moins colossal. Nous sommes une douzaine, impatients d’en découdre avec les redoutés Sundarbans. Il apparaît évident que la promiscuité sera de l’expédition lorsque nous visitons les cabines… Dans chacune, deux couchettes superposées, une faible hauteur les séparant. Qu’importe, l’aventure, c’est l’aventure. Nous voilà partis pour quatre jours et trois nuits d’exploration dans cette région ô combien mystérieuse.

Le parc national des Sundarbans, conjointement en Inde et au Bangladesh, constitue la plus grande forêt de mangrove de la planète. C’est un univers perpétuellement en mouvement, modelé (et menacé) par les aléas climatiques. Il n’y a pas de village immuable, et certaines familles vivent en continu sur leur rafiot. Pour résumer, on évolue ici au royaume des eaux et, globalement, de la vie sauvage. Car outre les caprices de Dame Nature, une faune incroyable, souvent inquiétante, assure la renommée de la zone. Sa superbe vitrine : le tigre du Bengale.

Une brume épaisse et inquiétante tapisse la rivière

La quête du félin, en voie de disparition, motive à elle seule la plupart des circuits. Mais point de hâte, nombre de surprises nous attendent avant cela, et je n’ai personnellement jamais été un fan inconditionnel des safaris. Avant d’effectivement infiltrer le parc, il y a déjà un peu de chemin à parcourir. Les rivières confluent, on ne devine même plus le nom de celle sur laquelle on vogue, Rupsa, Pusur, Kunga… Tandis que nous approchons l’orée des Sundarbans, les bêtes se laissent épier. Sur les berges, daines qui sautillent frénétiquement, crocodiles qui lézardent paresseusement. Le paysage déroule aussi posément que l’excitation croît rapidement. Les effluves d’odyssée se font de plus en plus insistantes.

Au premier réveil sur l’eau, l’environnement a radicalement changé. Épaisse, froide, angoissante, la brume enrobe la surface du fleuve. Elle engloutit les silhouettes des radeaux qui s’égarent sur de petits affluents. Arrive notre tour de nous insinuer dans ce voile impénétrable. Nous naviguons sur un bras sinueux et étroit, chaperonnés par notre guide Aahil et deux pêcheurs des alentours. De part et d’autre, la mangrove et son entrelacs de racines. L’un de nos accompagnateurs ordonne une halte et nous intime de faire silence. La pression monte ; aurait-il entraperçu un félin ? L’homme se contorsionne et tend le doigt vers une anfractuosité de la rive. Mélange de soulagement, de déception et d’amusement : un couple de loutres nous fixe puis s’extirpe promptement de notre champ de vision. Partie remise…

La suite de la journée est consacrée à la locomotion. Je savoure ma dolce vita exotique sur le pont, livre toujours entre les mains, tasse de thé toujours à proximité. Dès que le soleil s’abaisse, un air vivifiant s’immisce et nous renvoie vers nos quartiers intérieurs. Le commandant de bord et ses seconds y ont concocté le buffet, plutôt appétissant : poisson grillé, currys, fruits de saison. Je ne suis pas follement ravi à l’idée de rejoindre ma couchette exiguë, mais l’horloge tourne et l’alarme sonne aux aurores quotidiennement.

Deux gardes armés nous escortent dans la savane

Jour 3. En route vers le sud, nous nous arrêtons au niveau de baraquements bringuebalants. Dans ce qui s’apparente à une bourgade éphémère, on nous conduit jusqu’à un enclos, rehaussé d’une bâche bleue. Quatre villageois s’affairent à peinturlurer des statues d’argile. Celles-ci sont à l’effigie de Bonbibi – la déesse bienveillante envers tous les travailleurs de la forêt – et de ses acolytes. Aussitôt qu’elles sont suffisamment colorées, les créations sont parées de toutes sortes d’apparats, promenées, voire baignées, à l’occasion de la fête Bonbibi Mela. La divinité doit apporter protection aux bûcherons et autres collecteurs de miel… contre les attaques de tigre.

Où que l’on se trouve, on en revient constamment à l’animal roi. Et cela va désormais être notre chance de le “traquer”. À terre, deux gardes armés nous escortent. Le décor a définitivement mué et revêt des allures de savane africaine. Aahil nous conte des récits assez effrayants, la tension est palpable. Les regards furètent à droite, à gauche, anxieux. Les griffes d’un fauve ont entaillé une souche, les pattes d’un gros spécimen ont imprimé leur empreinte dans la boue. Mais la balade s’achève et nulle incursion immédiate de la bête n’a eu lieu. Ce n’est peut-être pas plus mal, pour notre sécurité. Et le mythe de subsister, entier. Cette chasse au trésor loupée se “célèbre” avec un barbecue en guise d’ultime souper, sur le bateau.

C’est la journée finale et nous poussons jusqu’à l’extrémité méridionale des Sundarbans. Nous atteignons Kotka, un semblant de bout du monde, à l’aube. Jaillie de la végétation, une plage immaculée. Le sable est délicat, lumineux. Et hormis mes comparses et moi, personne ne le foule. Ce morceau de paradis désert s’étire face à la baie du Bengale. Pas un bruit ne s’élève ; la houle et la brise, discrètes, chantent une suave mélodie, comme une ode au félin légendaire. Je me fonds dans cette atmosphère onirique et fantasme à un prochain périple sur les traces du tigre. Le tintamarre et le tohu-bohu de Dacca ne me manquent guère.